L’épidémie de psychose

Renaud Girard, & Jean-Loup Bonnamy. (2020). Quand la psychose fait dérailler le monde. Paris : Gallimard.

Fin 2022, en pleine pan­dé­mie, Renaud Girard (jour­na­liste et grand repor­ter au Figa­ro) et Jean-Loup Bon­na­my (phi­lo­sophe et essayiste) publient un essai polé­mique qui inter­roge les fon­de­ments poli­tiques, média­tiques et scien­ti­fiques de la ges­tion de la crise du Covid-19. Loin de s’attarder sur les aspects viro­lo­giques ou médi­caux du virus, les auteurs exa­minent les réac­tions poli­tiques et média­tiques à la pan­dé­mie qu’ils jugent exces­sives, irra­tion­nelles et poten­tiel­le­ment destructrices :

Dans son roman L’É­tran­ger, Albert Camus écri­vait que l’homme qui ne pleure pas à l’en­ter­re­ment de sa mère se rend sus­pect à toute la col­lec­ti­vi­té. Dans notre nou­velle socié­té, égoïste et obsé­dée par son « prin­cipe » de pré-cau­tion, l’in­ver­sion des valeurs est telle que le sus­pect est désor­mais celui qui accom­plit les plus anciens rites humains : assis­ter les mou­rants ; veiller, puis enter­rer les morts. Le sort de l’An­ti­gone de Sophocle, condam­née pour avoir enter­ré son frère, ne nous paraît plus si étran­ger. Girard & Bon­na­my, p. 37)

Dès les pre­mières pages, l’ouvrage adopte un ton cri­tique à l’égard des poli­tiques de confi­ne­ment, de la géné­ra­li­sa­tion du port du masque, des mesures de dis­tan­cia­tion et des fer­me­tures admi­nis­tra­tives. Pour Bon­na­my et Girard, ce n’est pas tant le virus lui-même qui a bou­le­ver­sé le monde que la « psy­chose » qu’il a engen­drée. Au croi­se­ment de la peur média­tique, de la sur­réac­tion poli­tique et de l’aveuglement des ins­ti­tu­tions, le confi­ne­ment de masse s’est impo­sé comme un réflexe archaïque, plus proche du geste magique que d’une déci­sion rationnelle.

Le livre reproche aux déci­deurs de s’être appuyés sur des modèles épi­dé­mio­lo­giques erro­nés (comme ceux de l’Impe­rial Col­lege), sur des méta­phores guer­rières, et sur­tout une mise en scène per­ma­nente de la ter­reur, ayant comme effet de légi­ti­mer, sans autre argu­ment, les liber­tés publiques, les droits et liber­tés fon­da­men­tales des démo­cra­ties occidentales. 

Contrai­re­ment aux éva­lua­tions sub­jec­tives qui per­sistent à euphé­mi­ser le « peu de res­tric­tions », l’analyse croi­sée des mesures sani­taires adop­tées dans l’Union euro­péenne lors de la pan­dé­mie de Covid-19 et des articles de la Charte des droits fon­da­men­taux per­met de consta­ter une atteinte sys­té­mique à un nombre consi­dé­rable de droits. Ain­si, de 18 à 20 droits sur les 50 garan­tis par la Charte euro­péenne ont été limi­tés ou tem­po­rai­re­ment sus­pen­dus. Et, ces atteintes ne se sont pas res­treintes à des domaines péri­phé­riques ou tech­niques mais ont tou­ché au cœur nor­ma­tif du pro­jet démo­cra­tique euro­péen. Ne rap­pe­lons, à titre d’exemple, que la liber­té d’aller et venir, la liber­té de réunion, la liber­té de mani­fes­ta­tion, la liber­té de reli­gion, la liber­té d’entreprendre, le droit à la vie pri­vée, droit à l’éducation, droit au tra­vail… (voir Agence des droits fon­da­men­taux de l’Union euro­péenne ; 2021, Com­mis­sion de Venise, 2020 ; Conseil de l’Europe, 2020 ; Par­le­ment euro­péen, 15 sep­tembre 2022 et sur­tout aus­si Hen­nete Vau­chez, 2022). 

Par-delà cette atteinte his­to­rique des prin­cipes nor­ma­tifs de l’ordre démo­cra­tique libé­ral, c’est encore la struc­ture même de la ratio­na­li­té poli­tique moderne qui s’est trou­vée bous­cu­lée. Comme le montrent les auteurs, le pou­voir a été exer­cé non pas tant pour res­treindre de manière ciblée cer­taines liber­tés dans un cadre juri­di­que­ment excep­tion­nel et clai­re­ment déli­mi­té, que pour réor­ga­ni­ser, sur la durée, l’ensemble des inter­ac­tions sociales à par­tir d’un para­digme de ges­tion du risque bio­lo­gique. Une logique qui est par­fai­te­ment lisible à tra­vers les outils concep­tuels de la bio­po­li­tique, tels que les a pen­sés Michel Fou­cault. Ici, tout repose sur des « dis­po­si­tifs de nor­ma­li­sa­tion » (Fou­cault, 2004), de tra­ça­bi­li­té, de contrôle des corps et de cir­cu­la­tion dif­fé­ren­tielle selon des cri­tères de confor­mi­té sanitaire.

Au-delà de la cri­tique conjonc­tu­relle, l’intérêt de l’ouvrage réside dans la ten­ta­tive d’y voir un symp­tôme d’une muta­tion plus pro­fonde : la mon­tée d’un gou­ver­ne­ment des corps par la peur. Et c’est dans ce contexte que le rap­pro­che­ment avec Michel Fou­cault devient par­ti­cu­liè­re­ment pertinent.

La notion de bio­po­li­tique, for­mu­lée par Fou­cault à par­tir de ses cours au Col­lège de France dans les années 1970 (notam­ment dans Il faut défendre la socié­té 1997, et Nais­sance de la bio­po­li­tique), désigne une forme de pou­voir qui prend pour objet la vie elle-même, non plus seule­ment pour punir ou contraindre, mais pour orga­ni­ser, sur­veiller, opti­mi­ser, régu­ler. Cette forme de pou­voir ne s’exerce pas tant par la loi ou la répres­sion que par des dispositifs.

Or, la pan­dé­mie de Covid-19 a été le théâtre d’une mise en œuvre spec­ta­cu­laire de ce que Fou­cault appe­lait un dis­po­si­tif de « dis­ci­pli­na­ri­sa­tion » : un ensemble hété­ro­gène de mesures, d’outils tech­niques, de normes com­por­te­men­tales, de dis­cours et de rou­tines qui agissent conjoin­te­ment sur les corps et les esprits.

Les gestes bar­rières, la dis­tan­cia­tion phy­sique, le port obli­ga­toire du masque, les QR codes sani­taires, le tra­çage numé­rique, l’interdiction de dépla­ce­ment, le contrôle d’accès à la vie publique selon des cri­tères bio­mé­di­caux : autant d’éléments qui forment un régime bio­po­li­tique d’exception, où le pou­voir se jus­ti­fie par la néces­si­té de pro­té­ger la vie, mais en pre­nant appui sur des logiques de contrôle et de normalisation.

Dans cette pers­pec­tive, le masque n’est pas seule­ment un outil sani­taire. Il devient une tech­no­lo­gie de visi­bi­li­té inver­sée : il rend le visage opaque tout en ren­dant le corps social lisible en tant qu’objet de confor­mi­té. Il devient l’élément-signature d’une socié­té du contrôle, à la fois sym­bole de ver­tu civique, indi­ca­teur d’obéissance et dis­po­si­tif de dif­fé­ren­cia­tion entre le bon citoyen et le déviant.

De même, la dis­tan­cia­tion sociale, que les auteurs jugent contraire à la logique même de la vie col­lec­tive, peut être lue comme un exemple de cette dis­ci­pli­na­ri­sa­tion par dis­per­sion : elle dis­loque les regrou­pe­ments, ato­mise les liens sociaux et pro­duit des indi­vi­dus iso­lés, déso­li­da­ri­sés, faciles à administrer.

Le pass sani­taire (et plus encore son exten­sion vac­ci­nale) incarne sans doute le cœur du dis­po­si­tif bio­po­li­tique contem­po­rain. Il opère une sélec­tion algo­rith­mique de l’accès à la vie publique, éta­blit une hié­rar­chi­sa­tion des corps selon leur confor­mi­té aux normes médi­cales, et délègue aux res­tau­ra­teurs, aux agents de sécu­ri­té ou aux gui­che­tiers un pou­voir de contrôle biopolitique.

Fou­cault avait mon­tré dans Sur­veiller et punir (1993) com­ment les socié­tés modernes sub­sti­tuent aux grands appa­reils puni­tifs un maillage capil­laire de micro-pou­voirs, dis­tri­bués dans l’espace social. Le pass sani­taire, comme tech­no­lo­gie de véri­fi­ca­tion décen­tra­li­sée, illustre ce pas­sage d’un pou­voir ver­ti­cal à un pou­voir diffus.

Bon­na­my et Girard parlent de « psy­chose » pour qua­li­fier la réac­tion sociale face au virus. Ce terme psy­chia­trique n’est pas ano­din ; il désigne une rup­ture avec le réel, une perte de contact avec la pro­por­tion­na­li­té. Le livre accuse les gou­ver­ne­ments d’avoir cédé à une logique de ges­tion par la peur, et d’avoir rem­pla­cé la ratio­na­li­té poli­tique par une forme d’hystérie collective.

Mais là où leur ana­lyse reste par­tiel­le­ment exté­rieure, la grille fou­cal­dienne per­met de voir que cette pré­ten­due irra­tio­na­li­té est en réa­li­té une logique du pou­voir par­fai­te­ment cohé­rente. Elle met en lumière un gou­ver­ne­ment des vivants fon­dé sur la ges­tion dif­fé­ren­tielle des risques, la pré­dic­tion algo­rith­mique, et la médi­ca­li­sa­tion des rap­ports sociaux.

En défi­ni­tive, Quand la psy­chose fait dérailler le monde peut être lu comme un docu­ment de ter­rain pour une généa­lo­gie fou­cal­dienne de la crise sani­taire. En dénon­çant les excès du confi­ne­ment et de la dis­ci­pline sociale, les auteurs pointent du doigt les moda­li­tés concrètes par les­quelles le pou­voir contem­po­rain s’exerce — non plus en répri­mant, mais en enca­drant les com­por­te­ments, en pro­dui­sant des normes, et en orga­ni­sant l’espace social selon des cri­tères sanitaires.

Bibliographie :