L’industrie hospitalière 

Stéphane Velut. (2020). L’Hôpital, une nouvelle industrie : Le langage comme symptôme. Paris : Gallimard.

Dans L’hôpital, une nou­velle indus­trie, Sté­phane Velut, neu­ro­chi­rur­gien hos­pi­ta­lier, livre un pam­phlet bref, mais dense et inci­sif, d’une jus­tesse sou­vent épous­tou­flante contre la muta­tion de l’hôpital public en une entre­prise ges­tion­naire, sou­mise aux logiques du ren­de­ment, du contrôle, et sur­tout, de la rentabilité. 

Velut dis­sèque deux aspects fon­da­men­taux de cette trans­for­ma­tion. D’une part, le lan­gage mana­gé­rial euphé­mi­sant, la nov­langue anes­thé­siante qui recouvre la bru­ta­li­té de la réor­ga­ni­sa­tion néo­li­bé­rale d’un ver­nis de moder­ni­té bien­veillante. D’autre part, la mar­chan­di­sa­tion sys­té­mique de la mala­die et la réduc­tion du malade à un vec­teur de flux financier.

L’un des apports majeurs du livre réside dans son exa­men ›chi­rur­gi­cal‹ de la trans­for­ma­tion du lan­gage hos­pi­ta­lier. Ce glis­se­ment lexi­cal, à pre­mière vue ano­din, consti­tue en réa­li­té une opé­ra­tion idéo­lo­gique mas­sive. Velut y voit une véri­table gram­maire du pou­voir tech­no­cra­tique, dont la fonc­tion pre­mière n’est pas d’éclairer, mais de recou­vrir les objec­tifs éco­no­miques d’un dis­cours de per­for­mance, de recou­vrir la souf­france des soi­gnants par des indi­ca­teurs de satis­fac­tion et de recou­vrir l’urgence médi­cale par une tem­po­ra­li­té budgétaire.

Ain­si, le malade est deve­nu un usa­ger du sys­tème de soins, par­fois même un client. L’ironie étant qu’il paie sans jamais pou­voir choi­sir. Les soins consti­tuent des pres­ta­tions, sou­mises à des flux de pro­duc­tion et le méde­cin devient, hor­ri­bile dic­tu, un opé­ra­teur de san­té, inté­gré à la chaîne logis­tique du par­cours de soins. Cette trans­for­ma­tion séman­tique n’est pas neutre. Elle déplace très concrè­te­ment le soin de l’éthique vers l’efficacité, de la rela­tion vers la res­source, de l’engagement vers la procédure.

Ce lan­gage, explique Velut, adou­ci, neutre, dépo­li­ti­sé, ne vise pas à décrire le réel, mais à le for­ma­ter, à le construire en accord avec les inté­rêts mana­gé­riaux et com­mer­ciaux des consul­tants. Le lan­gage mana­gé­rial agit dès lors comme un séda­tif cog­ni­tif, des­ti­né à neu­tra­li­ser toute cri­tique. Car com­ment s’opposer à la dyna­mique de ratio­na­li­sa­tion, à l’optimisation du cir­cuit patient, à la sacro­sainte « ges­tion effi­ciente des res­sources humaines » ? À tra­vers cette nov­langue, c’est la vio­lence mana­gé­riale elle-même qui devient invi­sible, absor­bée dans une rhé­to­rique de pro­grès et de professionnalisation.

Dans ce contexte, Velut ne manque pas d’ironie. Il évoque ces réunions de ser­vice où les chefs de pôles, armés de gra­phiques et de KPI (Key Per­for­mance Indi­ca­tors), expliquent aux méde­cins com­ment ils doivent aug­men­ter leur acti­vi­té, et ce non pas pour soi­gner davan­tage, mais pour rem­plir les objec­tifs de codi­fi­ca­tion per­met­tant le finan­ce­ment du ser­vice. Tout acte médi­cal doit être tra­çable, valo­ri­sable, régu­lé, soit : ren­table. Du soin, on ne retient que ce qui génère du reve­nu ou du retour sur investissement :

Ain­si le por­trait contem­po­rain du sys­tème hos­pi­ta­lier bros­sé, on le voit clai­re­ment prendre le visage d’une indus­trie. Il en repro­duit par­fai­te­ment les modèles qui l’organisent : ges­tion des stocks et des flux, cir­cuits stan­dar­di­sés, orga­ni­sa­tion mana­gé­riale, infla­tion des graphes, archi­tec­ture de type casiers ou rayon­nages « à gra­nu­lo­mé­trie faible » encou­ra­geant à la vitesse. L’individu y est deve­nu un objet poten­tiel de ren­ta­bi­li­té, comme il est dans un « sys­tème de tran­sac­tion géné­ra­li­sée […] une valeur d’échange » [Houel­le­becq]. (p. 35)

Le second grand axe du livre, qui pro­longe natu­rel­le­ment le pre­mier, est la conver­sion de l’hôpital en une indus­trie de trai­te­ment des flux patho­lo­giques, où la mala­die devient une res­source exploi­table, et le malade, un vec­teur de reve­nu. Le soin, autre­fois ins­crit dans une logique de besoin, devient une variable éco­no­mique, sou­mise à des arbi­trages comptables.

Ce bas­cu­le­ment est ren­du pos­sible par la mise en place de la « tari­fi­ca­tion à l’activité », la fameuse T2A. Cell­ci-ci repose sur un sys­tème de codi­fi­ca­tion des actes médi­caux où chaque geste, chaque opé­ra­tion, chaque séjour hos­pi­ta­lier est codé, indexé, moné­ti­sé. Le soi­gnant est ain­si invi­té à pen­ser non plus en termes de néces­si­té cli­nique, mais en termes de, acro­nyme oblige, GHS (« groupes homo­gènes de séjours »), c’est-à-dire des uni­tés de mesure tari­faire qui déter­minent le mon­tant rem­bour­sé à l’hôpital.

Le para­doxe résul­tant est cruel : dans ce modèle, un malade n’existe éco­no­mi­que­ment qu’à tra­vers ce qu’il rap­porte, et plus il est atteint de patho­lo­gies com­plexes, mieux il peut, poten­tiel­le­ment, « valo­ri­ser » le ser­vice. Cela abou­tit à des situa­tions absurdes, dans les­quelles un méde­cin est impli­ci­te­ment inci­té à pré­fé­rer les patho­lo­gies ren­tables aux soins chro­niques peu valo­ri­sés, à rac­cour­cir les séjours hos­pi­ta­liers pour opti­mi­ser les rota­tions de lits, ou à pro­gram­mer des actes tech­niques plu­tôt que des consultations.

Velut dénonce une logique inhu­maine, pro­fon­dé­ment contraire à l’éthique du soin, où la ren­ta­bi­li­té prime sur la vul­né­ra­bi­li­té, et où la fina­li­té du soin se dilue dans l’objectif de per­for­mance bud­gé­taire. Le per­son­nel soi­gnant, lui aus­si, est pris dans cette logique : il devient un « coût » à maî­tri­ser, sou­mis à des restruc­tu­ra­tions, des mutua­li­sa­tions de ser­vices, des res­tric­tions de poste. L’hôpital public est ain­si géré comme une entre­prise défi­ci­taire, à redres­ser en ratio­na­li­sant son fonc­tion­ne­ment — quitte à sacri­fier le temps, la qua­li­té, l’attention et l’écoute : 

Il se passe à l’hôpital ce qu’il se passe dans les autres sec­teurs. L’expansion tech­nique, numé­rique, robo­tique recrute de nos jours un nombre consi­dé­rable de dis­ciples qui y portent un regard de nature pra­ti­que­ment mys­tique. […] Une dévo­tion uni­ver­selle est le moyen le plus effi­cace de mener les hommes. Que la vie quo­ti­dienne de l’Occidental en soit radi­ca­le­ment trans­for­mée au béné­fice d’une stan­dar­di­sa­tion de l’individu (comme des objets et des pay­sages d’ailleurs) est un autre sujet. Le pro­blème est qu’à l’instar de toutes les reli­gions, celle-ci sécrète des inté­gristes. Beau­coup d’entre eux admettent mal que la tech­nique pour­ra rem­pla­cer bon nombre de métiers sauf ceux impli­quant la main, pro­lon­ge­ment créa­tif et affec­tif du cer­veau. Ils croient dur comme fer à l’obsolescence de cet organe – voire la pro­gramment. (p. 37)

Velut parle de l’hôpital comme d’une usine où l’on fabrique du soin comme on assem­ble­rait des pièces , d’un monde où les méde­cins sont invi­tés à pen­ser comme des ingé­nieurs de pro­duc­tion et où les patients sont trai­tés à flux ten­du. À la froi­deur des indi­ca­teurs, Velut oppose la len­teur néces­saire du diag­nos­tic et du trai­te­ment, la den­si­té de la parole humaine et l’é­thique du soin médical.

Ce que Velut pro­pose, c’est une contre-épis­té­mo­lo­gie du soin, un effort pour désen­gluer la méde­cine de l’emprise du lan­gage éco­no­mique. Son court essai est une mise en garde mais aus­si une inter­pel­la­tion : com­ment une socié­té peut-elle encore soi­gner, si elle ne pense plus le soin autre­ment que comme un centre de coût ?

Pour­tant l’ouvrage de Velut ne se contente pas de déplo­rer. Il appelle aus­si repo­li­ti­ser le soin, à résis­ter au lan­gage du mana­ge­ment et à repen­ser la méde­cine comme rela­tion humaine fon­dée sur la gra­tui­té de l’attention et l’irréductibilité du sin­gu­lier. Il y voit une néces­si­té démo­cra­tique : car un sys­tème de san­té qui oublie que la souf­france ne se chiffre pas, que la dou­leur ne se réduit pas à une courbe, est un sys­tème qui s’éloigne de sa rai­son d’être.

L’ouvrage de Sté­phane Velut se lit comme un cri d’alerte à la fois cli­nique, poli­tique et phi­lo­so­phique contre la trans­for­ma­tion insi­dieuse du sys­tème de san­té en un appa­reil de pro­duc­tion ratio­na­li­sé, où l’humain est réduit à l’état de ressource. 

Voir éga­le­ment :

  • Velut, S. (2004). L’illusoire per­fec­tion du soin : Essai sur un sys­tème. Paris : Édi­tions L’Harmattan.
  • Velut, S. (2021). La Mort hors la loi. Paris : Gallimard.